Février 2024: la chronique littéraire de Solène

"L’aveuglement"

de José Saramago

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« L’aveuglement » de José SARAMAGO, prix Nobel de littérature, nous interroge sur notre animalité, camouflée derrière notre masque social. Que se passerait-il si ce masque volait en éclat ? Pas besoin de chercher bien loin dans l’histoire pour savoir que la réalité a déjà rejoint cette fiction.

Un homme devient soudainement aveugle au volant de sa voiture. C’est le début d’une épidémie, qui va toucher la population entière à une vitesse galopante. Le gouvernement gesticule pour tenter d’endiguer ce qu’il ne comprend pas. Il parque les premiers aveugles tels des pestiférés, dans un bâtiment qui deviendra rapidement trop exigu lorsque se déverseront des centaines de contaminés supplémentaires. Les aveugles affamés, réduits aux pires bassesses pour survivre, se piétinent en troupeau uniforme. Seuls se détachent du nombre la femme d’un ophtalmologue qui, de façon mystérieuse, ne perd pas l’usage de ses yeux, et ceux avec qui elle se lie par la force des choses.

Aucun n’a de nom. Ce sont : le garçon louchon, la jeune fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir…En ne personnifiant pas ses protagonistes, José SARAMAGO nous renvoie à nous- même. Que ferions-nous si nous étions précipités hors des convenances qui font notre quotidien, confrontés à l’apocalypse ? Serions-nous ces crasseux qui ne se lavent plus, qui font leur besoin à même le sol sans pudeur ? La réponse serait assurément difficile à assumer, tant notre humanité tient finalement à peu de choses.

Lorsque les premiers aveugles s’enfuient du bâtiment qui n’est plus gardé par aucun soldat, étant devenus aveugles à leur tour, ils découvrent que leur monde n’existe plus. Il n’y a plus de droit à la propriété : on occupe à tour de rôle l’appartement ou la maison dans lequel on parvient à se réfugier, les magasins sont mis à sac par ceux qui cherchent à tâtons le dernier quignon de pain rance qui pourrait tromper leur estomac. Les animaux errants dévorent les cadavres en putréfaction. La femme de l’ophtalmologue et ses compagnons d’infortune réussiront-ils à survivre dans cette fange dans laquelle s’amoncèlent les dépouilles ?

José SARAMAGO sert son propos par une écriture peu orthodoxe, qui renforce l’anonymat et la densité de la masse informe de ses personnages. Les dialogues se suivent sans tiret, les phrases se rallongent, les virgules se succèdent. Les aspirants écrivains de Rêvelium trouveront là matière à réflexion : un auteur peut-il être reconnaissable à sa plume ? José SARAMAGO nous en fait ici la parfaite démonstration.

 

Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s’additionnent les uns aux autres, on dirait qu’ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, ,un verbe, un adjectif, l’émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux (…)


José SARAMAGO

Chronique rédigée par Solène Durand